Carmen Hyrne est née Ruton il y a à peine plus de quarante ans à Sombre-Boise. Ses parents avaient toujours souhaité avoir un enfant sans y parvenir. Leur fille est arrivée tardivement dans le couple, alors qu’ils étaient tous deux âgés d’une quarantaine d’années, mais leur souhait s’était tout de même réalisé.

Alors que monsieur Ruton continuait à travailler pour nourrir sa famille, madame avait dû cesser son activité professionnelle suite à des complications de santé survenues lors de l’accouchement. Elle passa donc son temps à élever sa fille, lui transmettant son amour des livres et son attrait pour l’érudition. Dès lors qu’elle savait lire, Carmen passait son temps plongée dans les romans, passant avec l’âge à des écrits plus complexes. A huit ans, dans sa chambre de petite bourgeoise, elle avait lu plus que deux enfants nobles de son âge réunis.

Vers cet âge-là, Carmen s’intéressa au travail de son père, qui était enquêteur dans la Police de la ville. Il lui racontait des histoires ahurissantes du Vordt du Fleuve Noir et autres étrangetés typiques du folklore de Sombre-Boise, qu’il disait être en rapport avec son métier. Très vite, les livres de chevet de Carmen devinrent des romans policiers, d’horreur ou d’aventure, tous en rapport avec l’occulte et l’inexpliqué, avec pour la plupart le Vordt comme sujet dominant. Cette fascination ne faiblit jamais vraiment, même si l’âge remplaça vite ces livres populaires par des essais ou des thèses écrites par des chercheurs de la capitale.

Lorsque l’adolescence arriva, Carmen réalisa rapidement que son père n’était pas plus différent que le milicien moyen : corrompu et incapable, elle perdit rapidement son respect pour lui.

A ses quinze ans, la mère de Carmen lui annonça qu’elle allait partir pour Lordric, afin de commencer des études et pouvoir exercer un métier plus adapté à sa condition. Carmen la supplia de l’emmener avec elle, rêvant de pouvoir parcourir les livres de la Bibliothèque de Théia. Sa mère restait formelle : il était impossible de subvenir aux besoins de sa fille si elle venait avec elle. Lorsqu’elle partit finalement, Carmen vécu la chose comme une véritable trahison.

Un an plus tard, elle avait commencé à faire les quatre-cents coups avec des amis aussi imprudents. Ensemble, ils se rendaient dans les bars des bas quartiers pour hurler avec les ivrognes, piéger les aventuriers de passage et faire les poches des passants opulents, tout cela pour toujours plus d’adrénaline. Plusieurs fois, Carmen avait échappé de peu à de gros ennuis en taquinant des bandits trois fois plus gros qu’elle. Jamais elle n’avait subi pire qu’un œil au beurre noir.


A dix-huit ans, elle était devenue un peu plus sage, et sa curiosité lui était revenue : elle s’engagea dans la Police de Sombre-Boise pour devenir enquêtrice, alors qu’elle s’était trouvée une petite habitation à louer non loin de celle de son enfance. Elle comprit que son père n’était pas plus pathétique qu’un autre : elle vit de ses propres yeux l’incompétence de la milice et renonça à sa carrière au bout de trois ans passés à patauger dans des enquêtes sans intérêt et sans réponses. Sa démission coïncida avec le retour de sa mère à Sombre-Boise : gravement malade, cette dernière avait décidé de retourner auprès de sa famille pour se reposer. Elle mourut au bout d’un an, malgré l’attention que sa fille lui avait porté au cours de ses deniers mois.

Cet enchaînement d’évènements était beaucoup à supporter pour le moral de Carmen. Elle sombra dans l’alcoolisme et l’addiction au tabac, traînant dans les bars avec plus de jugeote et de caractère que dans son adolescence, mais avec le double de désespoir. Certains habitués appréciaient sa franchise et son humour à la fois gras et plein d’esprit, d’autres ne supportaient pas ses rires sonores et ses paroles sardoniques.


Un soir, alors que Carmen vivotait ainsi depuis deux ou trois ans et qu’elle était en train de décuver non loin du Vordt sous les yeux méprisants des miliciens qui en gardaient l’entrée, elle trouva une pierre à l'éclat étrange à ses pieds. Elle finit par recevoir le conseil de la faire expertiser par un enchanteur, qui lui révéla qu’il s’agissait d’un catalyseur aux pouvoirs de métamorphose. A vingt-cinq ans et par un spectaculaire coup du destin, Carmen se voyait offrir la possibilité de devenir magicienne.

Les cinq ans qui suivaient, Carmen les passa à apprendre les bases. Elle fut formée par une connaissance de bar : un Haut-Elfe aussi expérimenté dans les escroqueries que dans la magie. En échange de la moitié de l’héritage de sa mère et de sa participation dans quelques-unes de ses combines, il lui donna une formation sommaire. Pendant cette période, la soif de savoir de Carmen dévia vers la magie, les écrits sur le sujet se faisant peu à peu une place dans sa bibliothèque parmi ceux sur l’occulte. L’attaque de morts vivants qui eut lieu pendant cette période raviva cependant son intérêt dans la matière, si toutefois il s’était tarit.

A trente ans, après qu’elle ait acquis des bases magiques fragiles, son père fut emporté par la vieillesse. Carmen était la dernière à porter le nom Ruton. Alors qu’elle sortait de son deuil, elle apprit que son associé avait quitté Sombre-Boise après qu’une de ses arnaques aient mal tourné. Elle ne considérait pourtant pas que sa formation était terminée.


Cette même année, Carmen fit une rencontre qui changea sa vie. Hermès Hyrne était un humain de son âge qu’elle avait rencontré dans un bar peu après les obsèques de son père. Il se trouva que les deux partageaient une connexion puissante : rarement Carmen n’avait rencontré quelqu’un avec qui elle s’entendait autant. En quelques mois seulement, ils étaient devenus de très bons amis.

Hermès était le fils d’une famille de bourgeois très fortunée, qui avait pour objectif de s’anoblir grâce à sa prospérité grandissante qui reposait sur le commerce du vin, comme la majorité des riches de la ville. Bien que les Hyrne étaient en plein essor financier, leur situation restait celle d’un déclin : Madame n’avait pu faire qu’un enfant avant que son mari ne décède de causes naturelles. Les Hyrne étaient sur le point de disparaître, leur extinction les privant de leur but pourtant si proche.

Hermès ne souhaitait cependant pas remplir la mission que sa mère n’avait cessé de lui incomber : pour elle, il devait absolument trouver une dame à épouser pour assurer la postérité du nom. Hermès voulait profiter d’une vie sans attaches, tout comme Carmen : il avait même fini par avouer à son amie qu’il n’aimait pas les femmes. Tout l’éloignait de ce but que sa mère avait fixé pour lui, pourtant elle ne faiblissait pas, au contraire : alors qu’elle voyait la mort arriver, elle avait posé un ultimatum à son fils : s’il n’avait pas trouvé une femme avant qu’elle ne quitte ce monde, son nom ne figurerait pas sur le testament.

Ainsi, un an après leur rencontre, Hermès proposa un marché à son amie : il voulait la demander en mariage. De ce fait, Carmen n’aurait plus à se soucier d’argent, elle partagerait un logement confortable avec son plus proche ami, et chacun pourrait vivre sa vie amoureuse comme il l’entendait, tant qu’ils restaient un tant soit peu discrets. Hermès pouvait de son côté bénéficier de l’héritage et poursuivre les affaires familiales comme il le souhaitait. A trente-et-un ans, Carmen Ruton devint Carmen Hyrne, et plus jamais elle n’eut besoin de recourir à des stratégies douteuses pour s’assurer un train de vie digne de ce nom. La mère Hyrne décéda peu après, et comme convenu, Hermès reçu l’héritage.


A trente-trois ans, Hermès avait assez d’argent pour permettre à Carmen de réaliser un de ses souhaits les plus cher : partir pour Lordric afin d’étudier à la Bibliothèque de Théia. Elle parti seule, laissant son ami gérer ses affaires de viticulture à Sombre-Boise. Elle passa trois des meilleures années de sa vie à la capitale, solidifiant ses bases magiques une bonne fois pour toute et s’offrant un catalyseur supérieur. Elle était toujours passionnée par l’occulte, mais le Vordt était bien loin à présent, et les écrits de la bibliothèque portaient beaucoup plus sur la magie. Elle avait toutefois commencé une carrière de chercheuse, s’approchant le plus possible de quelques brins de savoir sur l’occulte sans trop y parvenir.

Au terme de ces trois années, Carmen retourna à Sombre-Boise. Une fois là-bas, elle passa un an avec son ami, à profiter de la vie comme à vingt-deux ans, sans l’alcoolisme, le désespoir et la crasse : elle se vautrait dans le luxe des évènements mondains, et n’avait manqué de tabac à aucun moment de l’année. Au cours du dernier mois, Hermès tomba gravement malade. Impossible de le soigner : ils passèrent une dernière année ensemble avant qu’il ne parte. Les funérailles furent émouvantes, mais Hermès avait fait jurer à Carmen qu’elle ne se lamenterait pas comme elle l’avait fait pour sa mère.

Les trois années qui firent suite à la mort de son ami étaient paisibles, peu mouvementées. L’héritage d’Hermès était conséquent, bien qu’une parcelle de leur fortune originelle, le reste ayant été dépensé alors qu’il était encore en vie. Cet argent lui avait permis de conserver leur appartement, mais elle avait dû faire une croix sur les évènements sociaux coûteux. Afin de retarder la banqueroute le plus possible, Carmen avait écrit des thèses : les sujets qu’elle traitait portaient sur la magie, et étaient tous très insipides. Il s’agissait des zones d’ombres que tout le monde connaissait mais sur lesquelles personne ne s’était donné la peine d’écrire tant elles allaient de soi : Carmen avait dû s’y abaisser pour un peu d’argent. Cela restait mieux que les combines de sa jeunesse.

Aujourd’hui, plus aucune thèse n’est à sa portée : il faut faire des recherches, et même cela ne paierait pas les factures. Carmen a quarante ans, et elle n’a plus rien à perdre : elle peut se consacrer pleinement à ses recherches sur l’occulte et à sa magie, tout en trouvant un moyen de d’avoir des revenus convenables afin de stopper son déficit.